Reportage – Sénégal : «Soixante ans qu’on stagne à cause de ce système»

En plus de Macky Sall, à la tête du pays depuis 2012, quatre candidats sont en lice pour la présidentielle de ce dimanche. A Dakar, l’envie de changement s’oppose à la stabilité promise par l’actuel chef d’Etat, qu’un éventuel deuxième tour pourrait bien pousser vers la sortie.

Trois autos tamponneuses rongées par le temps et le sel marin font jaillir des étincelles sur la grille du plafond. C’est la seule attraction de Magic Land, sur la corniche de Dakar, à être animée ce jeudi midi. Bob l’éponge fond au soleil, les drapeaux du parc désert claquent au vent, le plancher en bois incliné de la piste de kart grince sous les pas de Vincent Ali Thiaw, 25 ans. Il mesure près de 2 mètres, porte un pantalon taché de peinture et un bonnet de père Noël rejeté en arrière. «J’évite de me faire des amis à Dakar, ça coûte trop cher, je n’ai pas les revenus pour ça», dit l’employé, arrivé de Saint-Louis il y a deux ans. Il refuse la moindre distraction qui pourrait le détourner de son objectif : «partir à l’aventure», c’est-à-dire dans un premier temps au Maroc, où il espère trouver un job mieux payé. Il gagne aujourd’hui 2 500 francs CFA (3,8 euros) par jour. «Au Sénégal, je ne vaux rien, on se fout de moi, on m’exploite, explique-t-il. Le prochain président n’y changera rien, il ne pourra rien pour moi, il ne me retiendra pas.»

Ce dimanche, 6,5 millions de Sénégalais sont appelés aux urnes pour départager cinq candidats. Le chef de l’Etat sortant, Macky Sall, brigue un second mandat. Depuis l’indépendance du pays, en 1960, chacun de ses prédécesseurs (Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf puis Abdoulaye Wade) a été réélu au moins une fois. «Macky», 57 ans, vise une victoire dès le premier tour pour échapper à la malédiction du ballottage, qui a vu tous les sortants être battus lorsqu’ils ont été contraints à un second tour. «Nous devons lui donner la possibilité de finir ce qu’il a commencé, de faire mieux même ! Nous sommes fiers de lui, il a travaillé, il est sérieux, seuls les paresseux le dénigrent», assène madame Ndèye Diagne, 50 ans. La militante de l’Alliance pour la république, le parti présidentiel, larges sourcils dessinés sous son voile transparent noir et or, se définit comme «une simple marchande, et pas une commerçante». Elle retient avant tout du bilan de Macky Sall «la césarienne gratuite pour toutes les Sénégalaises», «la couverture maladie universelle pour les enfants de 0 à 5 ans» et la distribution des «bourses familiales» dont elle a bénéficié. Elle tient à ajouter que la femme du Président est «très gentille, très polie et très simple».

«Nouveau départ»

Madame Ndèye Diagne s’est allongée sur l’herbe synthétique – cadeau de Macky Sall – du stade Alassane-Djigo de Pikine, dans la banlieue de Dakar, pour reposer son dos. Comme des milliers de personnes, ce mardi, elle attend l’arrivée du président-candidat, qui a trois heures de retard. La nuit tombe quand il fait enfin son entrée sur scène, sur une chanson de Youssou N’Dour à sa gloire. Le volume des baffles fait trembler les organes. Le chef de l’Etat a l’air fatigué : il vient de boucler une tournée en province de deux semaines. Eumeu Sène, le «roi des arènes», champion en titre de la lutte sénégalaise et star nationale en survêtement, l’entraîne par la main devant le public.

Infrastructures et croissance (+ 6,9 % en 2017) sont les deux mamelles du bilan de Macky Sall. Comme à son habitude, le chef de l’Etat égrène ses réalisations : pour Pikine, «on a réglé le problème des inondations [par des grands travaux d’assainissement, ndlr]», «on a construit le TER qui va traverser le département en douze minutes», «on a élevé un stade dédié à la lutte sénégalaise [offert par Pékin]». Un discours d’un petit quart d’heure, dont la moitié consacrée aux remerciements des organisateurs et des parrains locaux. Le stade a déjà commencé à se vider, comme pour un mauvais match de foot.

Deux jours plus tard, la même enceinte accueille le meeting de clôture de la campagne de son adversaire le plus iconoclaste : Ousmane Sonko, 44 ans, ancien haut fonctionnaire des impôts propulsé en quelques années sur le devant de la scène politique par ses diatribes souverainistes et sa dénonciation de la corruption. Le candidat antisystème a lui aussi rempli le stade de Pikine. «Mais à la différence de Macky, personne ici n’a été payé, même mon tee-shirt je l’ai acheté, explique, l’air grave, Ousmane Ndaw, assis dans les tribunes. C’est la première fois que je viens à un meeting politique, je le fais par conviction. Quand Ousmane Sonko parle, il me donne la chair de poule.»

Le menuisier de 39 ans a pourtant beaucoup travaillé sur les chantiers de Diamniadio, la ville nouvelle sortie de terre à une trentaine de kilomètres de Dakar pendant le mandat de Macky Sall. «Ce sont les Turcs, les Français, les Chinois qui construisent, pas les Sénégalais. Sur les chantiers, des Guinéens acceptent d’être payés trois fois moins que moi, s’agace-t-il, en crachotant des bouts d’arachide sur son jean délavé. Ce n’est pas aux étrangers de développer notre pays, c’est à nous. C’est ce que Sonko nous promet.» Cinq heures plus tard, son candidat, en chapeau jaune et tunique bleu pâle, semble lui répondre au micro : «Nous avons tous les outils pour développer ce pays, on nous a trop menti en nous disant que nous sommes pauvres. Notre seule pauvreté est celle de notre élite politique, clame le leader des Patriotes. Après cinquante-neuf ans de trahison et de mensonges […], la jeunesse du Sénégal a décidé de prendre son destin en main. A minuit, dimanche, Macky Sall sera une page tournée et vous prendrez un nouveau départ.» Le public, composé à 90 % de jeunes, explose de joie et entonne des chants spontanés.

«Finir ce qu’il a commencé»

Dans une ruelle adjacente au stade, sous un néon isolé qui dispute la pénombre à la pleine lune rousse, Fallou Dia, 47 ans, frappe une bande de fer sur une enclume. «Sonko, on ne le connaît pas assez, il est trop tôt, sourit l’artisan bijoutier. Les jeunes voient en lui ce dont ils ont toujours rêvé, un jeune leader panafricaniste qui les rend fiers. Moi aussi je l’aime bien, j’avoue, mais je vais voter Macky Sall, il doit finir ce qu’il a commencé.» Une charrette passe au galop devant l’atelier, son conducteur adolescent debout comme s’il conduisait un char romain. Au Sénégal, les moins de 25 ans représentent 60 % de la population.

«Sur la forme, cette élection ressemble aux précédentes : des meetings (spectaculaires pour le parti au pouvoir), des caravanes, des distributions de casquettes, etc. Mais pour la première fois, à cause du système contraignant des parrainages qui a limité le nombre de candidats, les gens s’intéressent aux programmes. Et les réseaux sociaux ont contribué à démocratiser l’accès à l’information, estime Bakary Sambe (1), directeur du Timbuktu Institute, un think tank installé à Dakar. Ce sont les candidats qui continuent de croire que l’élection se joue sur les blocs régionaux ou religieux.» Les cinq prétendants se sont précipités dans la ville sainte de Touba, «capitale» de la puissante confrérie mouride, pour recevoir l’onction du calife général Serigne Mountakha Bassirou Mbacké. «Depuis 1960, les hommes politiques ont recherché le soutien des confréries. Senghor, pourtant chrétien, avait fait des Mourides et des Tidianes ses alliés. Les califes généraux ne donnent plus de consigne de vote depuis 1988 mais il y a toujours une concurrence entre les candidats pour apparaître comme leur choix privilégié, poursuit le chercheur. Macky Sall, ancien maoïste, est devenu mouride par exemple ! Leur organisation est plus centralisée que la tidjaniya, l’autre grande confrérie [musulmane] du Sénégal. A ce jeu-là, en 2019, c’est le candidat Idrissa Seck qui passe pour leur candidat par excellence, d’après les échanges sur les réseaux sociaux.» Le rapport entre religieux et politique est une «constante du contrat social sénégalais», que Bakary Sambe juge «nécessaire à la cohésion sociale».Cependant, met-il en garde, «jamais les candidats n’étaient allés aussi loin dans le référentiel religieux et dans l’instrumentalisation de la fibre de l’obédience».Idrissa Seck cite ainsi régulièrement les quatrains de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme.

Sirènes hurlantes

Seck, 59 ans, est l’opposé de Sonko. Vieux routier de la politique sénégalaise, ex-Premier ministre, candidat à la présidentielle pour la troisième fois, il incarne une forme de revanche de l’«ancien monde» d’Abdoulaye Wade perturbé par l’arrivée au pouvoir de Macky Sall en 2012. Pourtant, «Gorgui» («le Vieux» en wolof), 92 ans, se refuse à le soutenir, obsédé, dit-on, par la préparation du retour de son fils Karim, en exil au Qatar. Seck a en revanche obtenu l’appui du maire de Dakar, Khalifa Sall, condamné et incarcéré pour détournement de fonds.

De quoi booster son score dans la capitale. «A Dakar, à Thiès dont il est originaire, et à Touba avec les mourides, Idrissa Seck devrait récolter beaucoup de voix. Or ce sont des régions très denses électoralement, analyse Bakary Sambe. Si l’on ajoute le vote jeune en partie capté par Ousmane Sonko, il devient compliqué pour Macky Sall de passer au premier tour, même avec toute la machine de l’Etat derrière lui.»

Devant la fausse muraille du Magic Land, deux voisins de chambrée à la cité universitaire cherchent de l’ombre contre un muret de la corniche. Ils sont mêlés à la foule des étudiants habillés en marron et crème (les couleurs de la coalition au pouvoir), rameutés pour acclamer le Président sur le passage de son convoi de campagne. L’un votera pour lui, l’autre pour Sonko. Les deux ont pris les 2 000 francs distribués pour cuire au soleil et faire la claque.

– «Macky Sall a une vision à long terme, ça va payer, les indicateurs économiques sont prometteurs, affirme Mamadou Diallo, en master de physique de la matière condensée.

– Tes chiffres ne se répercutent pas sur la population, c’est du vide, rétorque son homonyme, étudiant en histoire. Il nous faut une rupture totale, en commençant par une sortie du franc CFA.

– C’est de l’utopie, ton truc. Un pays ça se construit petit à petit, pas en renversant la table. Je veux conserver un Sénégal stable.

– Ce n’est pas stable, c’est mou ! Ça fait soixante ans qu’on stagne à cause de ce système.»

Le convoi présidentiel déboule toutes sirènes hurlantes, Macky Sall s’adresse trois minutes à la foule, puis disparaît. Les deux amis rient de leurs désaccords en prenant le chemin de leur dortoir. Au Magic Land, les autos tamponneuses ne bougent plus. Vincent Ali n’a même pas jeté un œil au rassemblement. Un «carnaval»,commente-t-il en poussant sa poubelle.


(1) Auteur de Contestations islamisées : le Sénégal entre diplomatie d’influence et islam politique, éditions Afrikana, 2018.

Célian Macé envoyé spécial à Dakar

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