L’Ofnac aux trousses de Mansour Faye

Dans sa lettre-réponse à la plainte déposée par le Forum social sénégalais en collaboration avec le Conseil citoyen droit à l’Eau et à l’Assainissement contre Suez et l’Etat du Sénégal pour corruption présumée, l’Ofnac a avoué aux plaignants avoir ouvert une enquête. Plus que jamais déterminé à jeter de la lumière sur cette nébuleuse, le Forum social sénégalais évoque même des mouvements d’argent entre Suez et une société sénégalaise fictive.

C’est un virage décisif dans le marathon judiciaire qui oppose le Forum civil à Suez et au ministère de l’Hydraulique – Etat du Sénégal -, dirigé à l’époque par le maire de Saint-Louis et petit frère de la Première Dame, Mansour Faye. L’accusé de réception de la plainte déposée par le Forum social sénégalais et ses partenaires auprès de l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) vient remettre au goût du jour cette affaire de corruption supposée dans l’attribution du contrat d’affermage de l’eau à l’entreprise française Suez. C’est le 14 octobre dernier que l’institution a réagi à la correspondance portée par le Collectif des organisations sénégalaises et européennes. L’Ofnac, dans sa lettre-réponse, soutient mener des enquêtes sur cette affaire. Dans le document introduit le 17 juin dernier pour corruption présumée dans l’Appel d’offres relatif au contrat d’affermage de l’eau auprès de l’Ofnac, le Forum social dénonce les ambiguïtés notées dans la délibération en faveur du Groupe Suez, dont les offres financières pour le branchement au réseau de distribution s’élèvent à 231 000 FCfa contre 90 000 FCfa pour la Sénégalaise des eaux (Sde). Une différence de prix qui, d’après ces acteurs, représente un manque à gagner pour le Sénégal d’au moins 50 milliards de FCfa sur la période d’affermage de 15 ans.

Rencontré au siège de l’organisation sociale et citoyenne, au centre Bopp (Dakar) le leader du Forum social, qui a été à l’origine de la dénonciation, dit être toujours à l’écoute de l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp) auprès de qui, il avait déposé une saisine et dénonciation pour conflit d’intérêt présumé. «Une saisine qui devait être normalement versée dans le dossier de traitement juridique à la Cour suprême pour un rabat d’arrêt», soutient Mamadou Mignane Diouf. Dans cette note, le Forum social sénégalais et le Conseil citoyen Droit à l’eau et l’assainissement (Cocideas) ont sollicité du Comité de règlement des différends «toutes les investigations nécessaires et utiles pour constater le conflit d’intérêts imputable au Groupe Suez et tirer toutes les conséquences de cette affaire au long cours».

«Des mouvements d’argent entre Suez et une société sénégalaise fictive»

Pour jeter de la lumière dans les zones d’ombre de cette attribution, ce mouvement altermondialiste a déposé depuis trois mois, une autre plainte au tribunal de première instance de Paris contre Suez, pour soupçon présumé de corruption et conflit d’intérêt dans l’attribution du contrat d’affermage de l’eau au Sénégal de quinze ans. «La plainte a été reçue et nous sommes en train de la suivre avec nos avocats sénégalais, français et Belge. Nous avons rencontré par la même occasion toutes les institutions qui travaillent sur la transparence et la corruption en Belgique, en France et en Italie», explique le coordonnateur du Forum social sénégalais. Toutefois, avant le dépôt de leur lettre de plainte, ces acteurs ont tenté d’en savoir davantage sur les sommes colossales que le Directeur général de Suez, Bertrand Camus, dit avoir injecté dans ce dossier. Dans l’hebdomadaire Jeune Afrique n°3019, Camus affirmait que Suez n’a pas hésité à engager «plusieurs millions d’euros» dans l’appel d’offres, avec plus d’une cinquantaine de collaborateurs qui ont travaillé le dossier pendant près de trois ans. «Un appel d’offres ce sont des dossiers et une caution. La caution demandée aux entreprises en compétition était de 800 000 FCfa. Où sont donc rentrés les millions d’euros annoncés par le Directeur général ? C’est la question que nous voulions lui poser. Pendant tout notre séjour en France, nous n’avons eu la chance qu’il nous reçoive. Il n’a pas voulu nous recevoir», souligne M Diouf.

Toujours dans le souci de révéler les graves anomalies et incongruités constatées dans cet appel d’offres, ces acteurs du Forum social mondial ont mené des investigations afin de détenir des preuves permettant de démonter ce dossier. Selon Mamadou Mignane Diouf, les soupçons de corruptions sont vérifiés. L’organisation détient ainsi des preuves pouvant appuyer ses suspicions. «Nous détenons des informations relatives à des mouvements d’argent entre Suez et des Sénégalais impliqués dans ce dossier, c’est sans doute pour cela qu’à l’époque, le directeur de Suez soutenait avoir dépensé beaucoup de millions d’euros. Il est possible de tracer de l’argent rentré au Sénégal, venant de France et passé par une société fictive de communication et de publicité. Avec la plainte en cours, on aura l’occasion d’étayer tout cela. De combien remontent les montants de ces chèques et qui les a tirés ? Nous savons que des chèques ont circulé et sont passés par des sociétés fictives au Sénégal», affirme-t-il.

Au delà de la déclaration du Directeur général du Suez, les doutes du Forum social étaient appuyés par le retrait de Veolia, la troisième société en compétition, pour «non-transparence dans le processus». L’acharnement par lequel le ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement continuait à vouloir «coûte que coûte» faire avaliser l’attribution par l’Armp n’a pas échappé aux acteurs. «Même après la Présidentielle, quand on attendait de mettre en place un nouveau Gouvernement, des personnalités du ministère continuaient à s’affairer autour du dossier, alors qu’à cette époque, aucune décision ne pouvait être prise par les ministres de l’ancien Gouvernement. Les ministères ne faisaient qu’évacuer les questions courantes. Même à cette période-là, on continuait à remuer le dossier pour pouvoir le liquider, sans doute, avant de quitter ce département ministériel.»

«Conflit d’intérêts dans le marché KMS3 et celui du contrat d’affermage»

Revenant sur la saisine faite à l’Armp, Mamadou Mignane Diouf soutient avoir présenté à l’institution les articles qui disqualifient d’office Suez dans cet appel d’offre. Dans la lettre, le Forum social sénégalais fait remarquer à l’autorité une situation manifeste de conflit d’intérêts entre Suez International-Cde, titulaire du marché en cours d’exécution relatif aux travaux de conception et réalisation de l’usine de traitement et de pompage d’eau potable à Keur Momar sarr (KMS3), et celui de Suez Groupe, attributaire provisoire du contrat d’affermage, du fait qu’ils interviennent sur le même périmètre d’hydraulique urbaine. Ce qui est totalement interdit par les règles aussi bien internationales que nationales relatives à la déontologie dans les marchés publics. Si l’attribution est confirmée, condamnent les acteurs, le concepteur du KM3 (Suez) va en même temps réceptionner en tant que chargée de l’affermage. «Si demain on doit livrer le KMS3 au fermier, c’est-à-dire l’entreprise contractuelle qui doit utiliser cet ouvrage pour gérer l’eau, on va se trouver devant la même entreprise. C’est-à-dire la même entreprise qui a construit va réceptionner et l’utiliser. Ce qui est une absurdité», martèle-t-il. Pour lui, ce conflit d’intérêts est aussi manifeste dans le don de biens fait par Suez à l’endroit de l’autorité chargée de l’Appel d’offres international pour le contrat d’affermage. Faisant allusion aux camions à benne tasseuses offerts par la société Suez à la commune de Saint-Louis dont le ministre de l’Hydraulique et de l’Assainissement d’alors est le maire. Deux de ces camions ont été réceptionnés le 09 mars 2016, année à laquelle l’appel d’offres international a été lancé. Un lien indestructible entre Suez et Mansour Faye ?

Seulement, dans un entretien accordé à «L’Observateur» (lire par ailleurs), Mansour Faye soutient n’avoir reçu que trois (3) camions à benne tasseuse, et c’était en 2013. Le coordonnateur du Forum social sénégalais estime que ce n’est nullement un problème de délai qui se pose dans la réception de ces amabilités. Mais c’est un problème de faisabilité et de normalité. «Est-ce que c’est normal que l’entreprise qui est impliquée dans l’appel vienne faire des allégeances de don à la personne qui porte l’appel ?» Mamadou Mignane Diouf juge illogique «cette générosité ciblée». Il conteste néanmoins ce chiffre avancé par le maire de Saint-Louis, soutenant que les camions offerts par Suez «seraient au nombre de trente».

Le contrat de production et de distribution d’eau a été attribué à Suez devant la Sde qui tenait les tuyaux depuis vingt ans. Pourtant, le cahier de charges désignait le moins-disant comme vainqueur. Ce que la Sde était haut la main. En février 2018, l’appel de la Sde devant le Comité de règlement des différends de l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp) contre la victoire (temporaire) de Suez avait été validé, entraînant un nouvel examen des offres. En avril, le ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement attribue à nouveau à Suez. Un nouvel appel devant l’Armp a été déclaré infructueux à la fin du mois de mai. Devant la Cour suprême sénégalaise, la Sde s’est vu opposer, le 10 octobre dernier, sa requête d’annulation. Toutefois, ce verdict est loin de clore la longue procédure enclenchée par la Sde. D’ailleurs, au lendemain de ce verdict prononcé en défaveur de la Sde, un des conseils de l’entreprise, Me Aliou Cissé, a annoncé un rabat d’arrêt. Un recours suspensif contre la décision de la Cour Suprême.

AIDA COUMBA DIOP


MINISTRE MANSOUR FAYE : «J’ai la conscience tranquille»

Mansour Faye, ministre du Développement communautaire, de l’équité sociale et territoriale, rattrapé par un don de cinq (5) Bennes tasseuses à la commune de Saint-Louis, revient sur les détails de la venue de ces gros-porteurs vieux de plus de 15 ans et la composition du comité qui a travaillé sur le marché d’affermage d’eau urbaine remporté par Suez.

Comment ces Bennes tasseuses de Suez qui alimentent la polémique depuis l’attribution du marché d’affermage d’eau urbaine à la société étrangère sont arrivées à la Commune de Saint-Louis ?

En tant que maire de la Ville de Saint-Louis, je me devais, dans le cadre de la coopération, d’essayer de trouver des partenaires qui nous accompagnent dans certains de nos domaines de compétence. Notamment à travers la gestion des ordures et surtout par rapport à sa mécanisation. La société Suez avait été approchée par l’un de mes adjoints lors d’une réunion sur l’assainissement. Suez avait consenti de nous aider en dotant la commune de Bennes tasseuses. Une histoire qui remonte au deuxième semestre de l’année 2015. Et nous avions démarré les démarches administratives pour l’acquisition de ce don en Bennes tasseuses. Nous avons reçu l’attestation en don fournie par Suez le 27 octobre 2015. Par la suite, au cours de la session ordinaire du Conseil municipal du 12 novembre 2015, une délibération avait été faite pour acter l’acquisition de ces équipements au profit de la commune. Et toute la procédure a suivi pour que ces Bennes tasseuses puissent arriver à Saint-Louis. Tous les frais liés au transport et transit ont été pris en charge par la commune de Saint-Louis. Les Bennes sont opérationnelles, bien vrai que c’est du matériel de seconde main. Car, les camions ont roulés 15 ans avant qu’ils ne soient réformés pour nous être offerts en don par Suez. D’ailleurs, nous éprouvons d’énormes problèmes pour leur entretien.

A combien peut-on estimer le prix des 5 Bennes tasseuses ?

C’est un don et j’avoue que je ne connais pas le prix. Nous nous sommes juste limités à payer les frais de transport et de transit.

Est-ce que le contexte était favorable pour prendre un don de la société Suez qui a finalement remporté le marché de la distribution de l’eau dans les grandes villes du pays ?

Malheureusement des gens malintentionnés ont essayé de faire le lien entre ces Bennes tasseuses et l’histoire du marché d’affermage lancé à l’époque par le ministre de l’Hydraulique et de l’assainissement. Alors que c’était une procédure d’appel d’offres qui s’est déroulée en plusieurs phases. Concernant la première phase dite de pré-qualification, l’avis d’appel d’offres a été publié dans le quotidien «Le Soleil» du 9 juin 2017 et dans l’hebdomadaire panafricain «Jeune Afrique» du 24 juin 2017. C’est-à-dire deux ans après l’acquisition des Bennes tasseuses. Donc, il n’y a vraiment aucun lien entre les dons de Bennes tasseuses de Suez et la procédure d’appel d’offres d’affermage pour l’eau urbaine. Je n’avais pas envie d’en discuter parce que je n’ai aucun reproche à me faire. J’ai la conscience tranquille par rapport à ce processus. Ça ne m’émeut aucunement. Mais comme des gens veulent transformer des choses fausses en vérité, je me dois quand même de clore le débat. Je veux vraiment montrer qu’il n’y a aucun lien occasionnel ni de cause à effet entre l’histoire des Bennes tasseuses qui est maintenant une propriété de la commune de Saint-Louis et la procédure d’appel d’offres.

Pourquoi des gens pensent réellement que ces Bennes tasseusses ont joué un rôle capital dans l’attribution du marché de la gestion de l’eau urbaine à Suez ? Avez-vous des observations à faire sur le probable attributaire du marché ?

Je l’ai dit, le ministre ne fait partie ni de la commission d’évaluation, ni de la commission des marchés. Cette dernière est présidée par le Dage (Directeur de l’Administration générale et de l’équipement) du ministère. Et il est assisté par un groupe d’experts. Ces derniers aident le Dage dans le processus de sélection et d’évaluation. Le ministre ne fait pas partie de ce comité. Et, il n’a aucun mot à dire. Tout revient au comité élargi aux experts du ministère des Finances et de l’économie (de l’époque), de la Présidence, de la Primature et des experts indépendants. Ils ont tous travaillé en étroite collaboration avec la commission des marchés dans le cadre de l’évaluation des dossiers d’appel d’offres. La Sones était aussi impliquée, il y avait aussi des experts juridiques, en fiscalité… Le ministre n’a aucune action à l’endroit de ce groupe d’experts accompagnant la commission des marchés.

Pourquoi vous n’avez sollicité d’autres partenaires que Suez ?

Dans le cadre de leurs fonctions régaliennes, les maires ont la possibilité d’aller voir les partenaires extérieures. Les fonctions ministérielles n’ont rien à voir avec celles de maire bien vrai qu’on cumule les deux. Nous sollicitons également d’autres partenaires comme l’Agence française de développement (Afd)… Demain, je peux retourner voir Suez pour leur demander s’ils ont d’autres Bennes tasseuses à nous offrir. C’est dommage que des gens malintentionnés veulent travestir la vérité. Mais comme certaines personnes refusent d’abandonner. J’ai pris la décision d’apporter toute la clarification nécessaire pour ceux qui veulent croire. Et les autres qui ne veulent pas y croire sont libres de leur choix.

MAMADOU SECK


    L’Obs

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