Le Franc Cfa, l’histoire d’une monnaie controversée

Olivier Feiertag est professeur d’histoire économique à l’Université de Rouen (France). Il est l’auteur de « La politique du Franc Cfa (1959 – 1974) : le tournant de la décolonisation monétaire », une contribution scientifique publiée dans Jacques Foccart, archives ouvertes (1958 – 1974). La politique, l’Afrique et le monde, sous la direction de Jean-Pierre Bat, Olivier Forcade et Sylvain Mary aux Presses Universitaires Paris Sorbonne, en 2017. Il apporte un éclairage nouveau sur le Franc Cfa.

Le débat sur la zone franc n’a jamais cessé depuis les indépendances africaines mais il connaît, depuis quelques années, un moment de très forte intensité. Ce débat est porté par différentes personnes et associations provenant de la diaspora africaine et sénégalaise en Occident. Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, remontons à ses origines.
« Vers 1900, l’expansion française en Afrique est à son apogée, le continent africain est une mosaïque monétaire, note Olivier Feiertag. Toutes sortes de monnaies circulent. Il y a celle métropolitaine provenant des colons, l’or, l’argent, mais aussi de vieilles monnaies qui remontent au 18ème siècle comme la Thaler espagnol ou autrichien. Il y a des monnaies locales comme le cauris ».

Mais certains faits historiques vont concourir à l’unification monétaire. « Progressivement, l’action du colonisateur participe à une normalisation de la monnaie, notamment à travers la concession, en 1901, du privilège de l’émission de billets à la Banque de l’Afrique occidentale, une banque privée héritière de la vieille Banque du Sénégal. Mais l’unification monétaire progresse aussi à travers la fiscalité. L’administration coloniale demande des paiements en monnaies métalliques (Franc, Thaler). Elle refuse les cauris à partir du début du XXe siècle. On assiste à une forme de monétarisation nationale ».

Le Franc Cfa s’impose
La Première guerre mondiale est un repère historique importante. Elle fait basculer le système monétaire. « Il y a un haro sur les monnaies espagnoles, allemandes et autrichiennes, souligne Olivier Feiertag. Il faut une monnaie officiellement garantie par la France. Le premier cas de monnaie garantie par la France est le Franc marocain à partir de 1921. Il est rattaché de manière intangible au Franc français avec la création du premier compte d’opération ». C’est un compte ouvert par la banque d’émission coloniale dans l’administration du trésor français qui est basé sur un mécanisme d’une simplicité complexe. « La banque d’Etat du Maroc ouvre un compte au trésor français, explique Olivier Feiertag. Sur ce compte, le Maroc dépose toutes les recettes en devises qu’il récupère de ses exportations. Le pays vend du phosphate, par exemple pas seulement à la France mais aussi aux Etats-Unis. Le Maroc ne conserve pas ses dollars mais les place sur le compte d’opération. En échange, son compte est crédité par du franc français. Il y a un taux de change officiel fixe entre le franc métropolitain et les francs coloniaux. Ce taux est de 1 pour 1 jusqu’en 1945. L’intérêt est à double tranchant. Quand le Maroc a besoin de dollars, il peut s’en procurer au moyen de francs français et quand il a besoin de Franc français, il en a à sa disposition de manière illimitée.

Il peut aussi changer ses dollars contre des monnaies convertibles comme la livre sterling. En échange, s’il est à crédit, il doit laisser cet argent sur son compte d’opération. C’est le mécanisme de base de la zone franc. C’est un système qui sera mis en place partout dans la zone d’influence de la France. C’est ce même système qui sous-tend le Franc Cfa ».

Monnaie néo-coloniale ?
« Très clairement, oui ». Il n’y a pas d’ambigüité pour Olivier Feiertag.
« Il y a un droit de regard sur le commerce extérieur de chaque Etat africain de la zone franc.
Si on veut éviter que ces Etats échappent à l’orbite de la France, c’est facile de leur couper les vivres.
Jusqu’à la décolonisation, ce système sert de moyen à garantir l’exclusif colonial. En 1950, lorsque la zone Franc est légalement formalisée avec la loi du 26 décembre 1945, 80% du commerce de l’Afrique va vers la France. Il y a un lien entre cette exclusivité et le Franc Cfa. Cela continue après l’indépendance, dans les années soixante ».

Cependant le Franc Cfa a une histoire, il n’a pas toujours été cet outil de domination coloniale. « Il y a eu des moments, comme les années 70, de décolonisation monétaire. Le FCfa est partiellement « africanisé » : transfert des sièges des banques centrales (Paris à Dakar pour la Bceao et à Yaoundé pour la Beac) ; les gouverneurs sont Africains alors qu’ils étaient Français ; Abdoulaye Fadiga à la tête de la Bceao ou Casimir Oyé Mba à la tête de la Beac contribuent à définir une autre politique monétaire.

Les banques d’émission ont désormais comme objectif le financement du développement. Elles vont concrétiser cela avec la création de banque de développement avec des crédits plus faciles pour le moyen et le long terme. Mais aussi avec des participations dans des entreprises publiques comme Air Afrique.

A ce moment, le Franc Cfa devient largement une affaire africaine. Jacques Foccart, contre toute attente, se montre d’ailleurs favorable à cette évolution comme le révèle les notes qu’il rédige alors le président Pompidou ».

Le Franc Cfa devient un enjeu interafricain aussi. Dans ces zones monétaires, il y a une grande disparité et parfois des situations ubuesques. Olivier Feiertag explique les micmacs qui conduisent à des tensions dans chaque zone et même parfois entre les deux zones. « Si vous voulez acheter des produits ivoiriens quand vous êtes au Congo Brazzaville, il faut d’abord changer les Francs Cfa (Beac) en Francs français et acheter des Francs Cfa en Afrique de l’Ouest pour ensuite acheter les produits. C’est incroyable. C’est un frein à la dynamique économique en Afrique.

Il y aura pourtant un moment où la banque centrale devient un élément de développement ». Mais le moment historique de la décolonisation monétaire est de courte durée. Avec la crise de la dette des années 1980, la situation aboutit à une recolonisation par le Fmi.

Rapport avec la dette
Après le choc pétrolier et le retour de la crise mondiale faisant suite à la baisse des cours des matières premières, cette politique d’africanisation va faire émerger d’autres dangers pour l’Afrique. « La crise de la dette des pays africains est la conséquence directe de cette décolonisation monétaire. L’africanisation a levé les freins sur la création monétaire. On a une autre conception de la monnaie. Elle devient mécanisme. Tout d’un coup, la dette paraît légitime. Le système imposé par la France empêchait toute culture de la dette. Pourquoi la dette ne serait pas un levier de développement ? C’est ce qui va se passer dans les années 1970, la dette va commencer à gonfler car les banques occidentales croulent sur l’argent des pétro dollars, elles peuvent prêter à des taux lucratifs pour elles à des pays africains ? L’Afrique n’est pas le seul responsable de la situation d’endettement, les banques occidentales ont poussé au crime ».

Les remises en questions africaines
Quand la Communauté française est créée (en 1958, ndlr), la Françafrique, comme l’a bien montré Jean-Pierre Bat, est une réalité notamment militaire avec les bases militaires françaises en Afrique. Pour Olivier Feiertag, il ne fait pas de doute que le Franc Cfa est alors le moyen de maintenir le lien colonial et son fonctionnement révèle alors « une mentalité très impérialiste » du côté français. « Le «Non» de Sékou Touré a été un choc. En mars 1960, il met la main sur la réserve de la Bceao après la rupture du contrat colonial ».

Il y a eu également d’autres remises en question comme celle intervenue en 1968. A sa création, le Franc Cfa se met dans la roue des indications de Bretton Woods (juillet 1944).
« C’est un monde monétaire équitable ». Houphouët-Boigny et Senghor le prennent comme cela : l’outil de l’intégration dans un commerce mondial. Mais en 1968, le système commence à être remis en question.

Hamani Diori le chef de l’Etat du Niger a critiqué le Franc Cfa à travers un mémorandum remis à Pompidou dès 1972.

L’abandon du Franc Cfa ?
Le Cfa est une monnaie qui a toujours évolué (Bretton Woods, la dévaluation de 1994). Mais est-ce que l’état actuel du monde est propice à une rupture des amarres avec le Franc Cfa. « A l’exemple de l’Euro, je dirai qu’une zone monétaire protège, analyse Olivier Feiertag.

On est plus fort à plusieurs que tout seul surtout dans un marché mondial. Renoncer à l’existence d’une zone monétaire peut être une erreur historique. Deuxième élément de réponse, une zone monétaire sans politique commune, sans souveraineté, c’est fragile. Il faut donc renforcer les mécanismes de souveraineté panafricaine. C’est ce que disent des économistes. La France garantie pour le moment la convertibilité. L’idée que suggèrent aujourd’hui plusieurs économistes, comme Kako Nubukpo, pourrait être de substituer à l’arrimage fixe à l’Euro, la référence à un panier de monnaies : la monnaie africaine commune serait garantie par plusieurs monnaie dont l’Euro mais aussi le Yuan, le Dollar américain et autres ».
En résumé, le Franc Cfa doit très certainement être, une nouvelle fois, réformé. Il n’a pas fondamentalement évolué depuis 1994 et tout ce qui ne change pas meurt.

Moussa DIOP

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