Forum de Dakar : Raison d’Etat, terrorisme et liberté

Pendant très longtemps, la raison d’Etat était une sorte de moteur de l’histoire. Pendant cette longue période, «l’Etat pouvait écraser la fleurette même si elle avait raison». Rien n’était au-dessus de la raison d’Etat. Avec la raison d’Etat, l’Etat pouvait tout se permettre et devenait une zone de non-droit, rien qu’en invoquant la raison d’Etat. Hegel avait qualifié la révolution française de «superbe lever de soleil».

La chute du mur de Berlin fut aussi un «superbe lever de soleil» pour les libertés. Depuis la chute du mur, la défense des droits de l’Homme semble être devenue le moteur de l’histoire, c’est-à-dire que l’Etat fait attention à la fleurette. Et il arrive même que la fleurette écrase l’Etat (Habré rattrapé par son passé). Il a commis ses crimes dans l’ancien monde et il a été rattrapé dans le nouveau.

La Cour pénale internationale est l’incarnation du triomphe de la fleurette sur la raison d’Etat. Si le Kenya a géré sa dernière crise électorale par le droit, ce n’est pas parce que ses dirigeants sont devenus plus vertueux ou responsables, mais parce qu’ils ont peur de l’épée de Damoclès de la Cour pénale internationale.

Pour le forum de Dakar, il est fort heureux que le Sénégal, phare de la démocratie en Afrique, pose le débat sur «droits, libertés et lutte contre le terrorisme». C’est une problématique qui n’a de sens que dans une démocratie, parce que l’histoire montre qu’il y a des affinités entre terrorisme et démocratie. Les terroristes ne s’attaquent presque jamais à des dictatures. On n’a jamais entendu un acte terroriste en Corée du Nord, dans la Tunisie de Ben Ali ou dans l’ex-Urss.

Les terroristes n’aiment pas la démocratie, mais connaissent son fonctionnement et en utilisent tous les avantages pour la combattre. Les dictatures et les sociétés fermées qui ne s’embarrassent de droits ou de légalité n’ont jamais attiré les terroristes. Il n’y a pas d’attentat en Corée du Nord, ou en Union Soviétique parce que c’est contre-productif.

Les terroristes veulent créer la terreur dans l’opinion, pour que celle-ci mette la pression sur le gouvernement. C’est pourquoi les terroristes ont toujours une stratégie média pour atteindre l’opinion qui, dans une dictature, n’a aucun intérêt parce que la survie du tyran ne dépend pas de l’opinion comme dans une démocratie, mais de la peur. Le procès de l’imam Ndao est la preuve de la complexité de la lutte contre le terrorisme dans une démocratie. Après des mois de traque et de procédure, un juge l’a libéré en son âme et conscience.

Dans une démocratie, même ceux qui combattent la démocratie ont des droits, et les Forces de l’ordre qui sont en face d’eux sont encadrées par le droit. La lutte contre le terrorisme est une dialectique fort simple. Les terroristes peuvent gagner des batailles, mais perdront à terme à la guerre. Ce qui était une intuition morale pour moi est devenu une conviction profonde quand, pendant mes vacances d’été, attablé au boulevard Saint Germain, je voyais le spectacle des femmes atteintes de shopping convulsif envahir les magasins et les cafés du célèbre boulevard, dans ce Paris qui a payé un si lourd tribut au terrorisme.

Aussi longtemps que les terroristes ne pourront pas faire peur aux citoyens au point de ne plus fréquenter le boulevard Saint Germain ou Times Square, la guerre est perdue pour eux. Donc, la meilleure résistance au terrorisme, ce sont les valeurs de la démocratie, à savoir la liberté et le droit, même pour les terroristes. On perd la guerre si on se rabaisse au niveau des terroristes.

Le terrorisme est non seulement hors-la-loi, mais il doit être déclaré «hors humain», pour emprunter le concept de Carl Schmitt qui proclame que «quand un Etat combat son ennemi politique au nom de l’humanité, ce n’est pas une guerre de l’humanité, mais bien plutôt une ou de celles où un Etat affrontant l’adversaire cherche à accaparer un concept universel pour s’identifier à celui-ci aux dépens de l’adversaire…» Si le grand penseur avait connu Daesh, Boko haram, il en aurait conclu que le terrorisme est «hors humain», car bafouant les règles les plus élémentaires de l’humanité, pour obliger les Peuples à sacrifier leur liberté. Et «un Peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux», disait Thomas Jefferson.

Donc plus que les forces de sécurité, la liberté et le respect des droits, y compris celui des terroristes, sont les remparts les plus solides pour barrer la route aux terroristes.

Le «splendide isolement» du Sénégal

«Nous n’avons pas d’alliés éternels ni d’ennemis permanents», disait Lord Palmerstone, ancien Premier ministre de Grande Bretagne. La Grande Bretagne, une île, pouvait avoir comme stratégie le «splendide isolement». L’absence des chefs d’Etat de la sous-région et particulièrement du G5 Sahel impose au Sénégal un «splendide isolement».

Nos voisins ne sont pas des alliés éternels, mais ils nourrissent une méfiance permanente envers le Sénégal. Il y a des questions légitimes qu’il faut se poser et il est temps de les poser parce que, comme le dit Henry Kissinger, «les intellectuels analysent le fonctionnement des ordres internationaux, les hommes d’Etat les bâtissent. Et il existe une différence entre la perspective d’un analyste et celle d’un homme d’Etat.

L’analyste peut choisir le problème qu’il souhaite étudier alors que les problèmes que doit résoudre l’homme d’Etat lui sont imposés». Ce «splendide isolement» imposé au Sénégal par nos voisins (défaite de Bathily dans la course à l’Union africaine, absence des chefs d’Etat au sommet de Dakar…, frictions avec le Niger à l’Uemoa, porte fermée du G5 Sahel) est une question qui s’impose à Macky Sall et sa réponse très diplomatique (la présence des chefs d’Etat inhibe la réflexion avec les lourdeurs du protocole) n’est qu’une réponse diplomatique pour sauver les meubles. Elle n’est pas la bonne. Rappelons-lui avec Kissinger que «l’analyste ne court aucun risque en se trompant, alors que l’homme d’Etat n’a droit qu’à une seule réponse, et ses erreurs sont irrattrapables».

 

 

 

 ◊ Yoro DIA – diayero@gmail.com

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