Contribution – Thiaroye 1944, Code actuel de l’énigme : 75 (Par Amadou Tidiane FALL)

« Ils sont là étendus par les routes captives, le long des routes du désastre… »
Léopold Sédar SENGHOR

Ces cicatrices, invisibles ou difficilement réparables sont toujours là. L’histoire du continent africain, à partir du XVIIIe siècle et jusqu’à la seconde moitié du XXe siècles est faite d’humiliation, d’oppression et de discrimination. L’Afrique, bien qu’indépendante, a encore des murs édulcorés qui gardent toujours les stigmates de ces années de douleur, de souffrance et pire encore de négation. Plus de vingt millions d’esclaves ont empruntés des routes sinueuses et ont été déportés par la voie atlantique. La colonisation, avec son lot de privatisation de liberté et de massacres a terriblement balafré le visage de ce continent déjà en souffrance depuis l’arrivée des premiers explorateurs. Le « partage du gâteau africain », cette métaphore douteuse de Léopold II, roi des belges s’est joué dans une salle bien gigantesque au pays des blancs. Tranquillement. Sans remords. 

Amadou Tidiane FALL

En plus des millions de morts sur le sol africain, pendant la période des résistances face à la pénétration coloniale ou au cours des travaux forcés ou même au cours des massacres de masse comme c’est le cas au Sud-ouest-africain allemand, actuelle Namibie (massacre des Héréros), les africains payèrent un lourd tribut pendant les deux grandes guerres. Une « guerre de blancs » qui ne leur regardait aucunement. Sans doute, les européens s’étaient appropriés les propos du Colonel Charles MANGIN dans son ouvrage de 1910 « La Force noire » : « les troupes africaines noires ont les qualités que réclame la guerre moderne : rusticité, endurance, instinct du combat, absence de nervosité ».
Ainsi, pendant la première guerre mondiale, les belligérants européens recrutèrent et engagèrent des milliers de soldats noirs issus de leurs colonies respectives sur les fronts de combats, que ce soit sur le sol africain, ou en Europe. Pendant la deuxième guerre mondiale aussi, les britanniques et français particulièrement (les allemands n’ayant plus de colonies en Afrique) furent recours à cette « force noire ».
Juin 1940, les troupes d’Hitler envahissent la France qui capitule. De nombreux tirailleurs sénégalais devinrent prisonniers ou furent tués au combat. Pendant cette guerre, l’Afrique fut une terre de combats et un réservoir de combattants.
Après le débarquement des alliés en Provence pour libérer la France, les soldats noirs ont été volontairement retirés des lignes de front au nom, certainement du « blanchiment des troupes ».
Après quatre ans de captivité dans des camps de travaux forcés sous la dictée des allemands, plus de milles braves tirailleurs sénégalais embarquent de Morlaix (situé dans le département de Finistère en Bretagne) le 05 novembre 1944. Après quelques jours sur l’Océan, ils arrivent à Dakar le 21 novembre et sont acheminés au camp de transit de Thiaroye. Des mouvements d’humeur et des « refus d’embarquer » furent notés au départ pour une raison simple : les autorités françaises faisaient dans le dilatoire concernant le versement des pécules et autres primes. Et on assista de la part des autorités françaises à des promesses non tenues, a des mensonges, des reniements. Les paiements relatifs à la prime démobilisation n’ont pas eu lieu, seule une petite avance sur les primes leur fut versée en octobre, avant de quitter le sol français.

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A Thiaroye où ils furent regroupés provisoirement, la tension monte. Les autorités coloniales restent sourds face aux revendications financières plus que légitimes des soldats africains et font dans le dilatoire. Vers le 28 novembre, le Général Marcel DAGNAN, en poste à Dakar et responsable de la division Sénégal-Mauritanie est venu au camp pour négocier avec les anciens combattants qui ne voulaient pas regagner leurs territoires avant de percevoir leurs primes, leur droit et surtout que le taux normal de conversion du franc métropolitain au CFA soit appliqué. Et c’est ainsi que « Thiaroye est devenu le lieu de la contestation anticoloniale », selon les propos de l’écrivain Boubacar Boris DIOP, interrogé par France 5, dans le cadre de la réalisation d’un documentaire sur l’histoire de l’Afrique pour le XXe siècle. Le Général DAGNAN fut pris en parti par les soldats, bousculé, presque séquestré. Il avait promis aux soldats de régler définitivement cette question. En vérité, il n’avait aucune intention de tenir cette promesse, ce qu’il voulait c’était de vivre, de se « libérer ».
Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, DAGNAN passe à l’action pour matérialiser sa décision prise l’avant-veille dès qu’il retourna dans ses locaux consistant à faire une démonstration de force en parfait accord avec son supérieur Yves de BOISBOISSEL. La suite est connue : le camp est investi, les tirailleurs sont surpris, le feu est ouvert sur eux. Des morts ! Des blessés ! Le désastre. Le chaos… puis le silence. Actuellement nous essayons de percer le mystère de ce drame, 75 ans après. 75…ans, c’est l’une des faces du code actuel de l’énigme.
Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier les chasseurs, dit un proverbe africain. Pendant longtemps, une « histoire officielle » issue de « rapports officiels » dont détenaient « les chasseurs de l’époque » nous a fait croire à une mutinerie et réduisant à souhait le nombre de victimes. Heureusement, qu’aujourd’hui, nous avons nos propres historiens. Des hommes et des femmes, africains, mais aussi des chercheurs français nous ont permis de percer ce mystérieux épisode et de mettre à nu les mensonges d’Etat des anciennes autorités coloniales. C’est le lieu de rendre un hommage aussi à Martin MOURRE et à Armel MABON pour leurs excellents travaux de recherche. L’un a consacré sa thèse à « Thiaroye 1944 : histoire et mémoire d’un massacre ». L’autre aussi, en dehors de ses recherches sur la question, en fouillant minutieusement les archives, est devenue très active, allant même au tribunal. Ces travaux ont permis davantage de faire comprendre que ce qui a été longtemps considéré par l’armée française comme une mutinerie, apparaît plutôt comme une tuerie organisée par les officines coloniales.
L’écrivain et cinéaste sénégalais Ousmane SEMBENE a eu le mérite d’avoir réalisé un excellent film sur le massacre de Thiaroye, qui restera longtemps dans les annales. Avec la magie du cinéma, il a permis, avec une approche professionnelle de faire comprendre à l’opinion africaine et internationale les dessous de cet épisode de notre histoire. Ce film sorti à la fin des années 80, n’a pas été projeté pendant longtemps en France. Allez savoir pourquoi !
J’ai lu avec plaisir mélangé à un sentiment de tristesse et de remords l’excellente tribune de l’Adjudant-chef de gendarmerie à la retraite Biram SENGHOR parue dans le Sud Quotidien (journal quotidien sénégalais) du 18 novembre 2019. Ce texte est une lettre ouverte adressée aux présidents français et sénégalais. Cet homme de 81 ans est le fils de M’Bap SENGHOR, tirailleur sénégalais tué par l’armée française à Thiaroye, comme tant d’autres braves soldats dont on retrouve les enfants et petits-enfants au Sénégal, au Mali, au Burkina Faso, au Benin, etc. Il avait donc 6 ans à l’époque des faits. Imaginez la peine d’un jeune garçon qui perd son père à cet âge, un père qui a rendu tant de services à ses bourreaux.
Chers doyen, je comprends votre amertume et je vous félicite pour toutes les démarches que vous avez bien entreprendre, juste pour une raison : comprendre. Je suis admiratif devant votre ténacité. Vous voulez percer l’énigme. Eh bien, à ce jour, cette énigme a un code : 75.
L’autre face du code de l’énigme est 75. 75000 comme le code postal de Paris. Paris comme capitale de la France, comme siège du gouvernement français. Paris d’où émanent toutes les décisions des autorités de l’Etat français. Il faudra une volonté, la réelle, je ne parle pas de volonté masquée par des discours pompeux de circonstance. Quelque chose a été fait par le gouvernement français, mais beaucoup reste à faire. Cela doit venir de Paris et non de Meurthe-et-Moselle ou même pas, tout près, de Val-de-Marne.
C’est vrai qu’en 2012, le Président François HOLLANDE, en visite à Dakar avait promis de remettre les archives du drame de Thiaroye au gouvernement sénégalais, chose qui fut faite deux ans plus tard. Ces archives ont été remises sous forme numérisée. S’agit-il de toutes les archives ? Toute la vraie vérité est-elle retracée dans ces archives ? Nous devons continuer les recherches sans relâche. Aussi, avait-il contredit le rapport du Général DAGNAN qui parlait de 35 morts. Le Président Hollande a annoncé au moins 70 victimes. C’est un pas, mais la vérité est toute autre. La vérité est qu’il y a eu plus de 300 morts et certainement plusieurs blessés achevés à l’hôpital principal de Dakar. Si on demandait à tous les africains qui ont perdu des grands-parents à Thiaroye de se manifester, nous serions davantage étonnés.
En même temps, le procès des tirailleurs condamnés à l’époque doit être rouvert et réexaminé. Il n’y a eu point de mutinerie, il y a eu un massacre prémédité. Les autorités de Paris doivent impérativement s’engager à déjouer l’énigme en disant la vérité et en procédant au paiement (payer tout, les dettes financières et morales, payer les dettes qu’exige la vérité). Nous l’exigeons pour apaiser notre mémoire collective.


Amadou Tidiane FALL
atfall70@gmail.com

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