Chronique : Nostalgie d’un amour perdu à Bandjoun

Nous sommes chez Isabelle et Hänsel, des amis suisses-allemands, dans un magnifique parc privé, aux alentours d’un faubourg de Zurich, au nord de la Confédération suisse. Il est presque quatre heures de l’après-midi. On est contents d’être ensemble. C’est l’apéro improvisé. L’atmosphère est bienveillante. On décortique le monde, et on s’empiffre de cacahouètes, d’amuse-gueule, et de punch. On parle de l’enfance. Des vertiges de l’innocence. De la découverte de soi. On ressasse tous nos saouls, des anecdotes croustillantes, les premiers amours…

Il y a un crapaud qui traverse majestueusement un chemin parsemé de verdure luxuriante, d’herbe mouillée, et rejoint non loin une petite mare d’eau. Philippe, l’un des invités, est conquis par la scène. Il n’a plus l’air de trop comprendre ce qui se passe à côté de lui. Il introduit le crapaud dans la conversation. Ce n’est pas très poli, il en est conscient, ça se voit, mais il ne boude pas ce plaisir qui l’envahit. Il parle longuement de la beauté de la bête. De sa peau lisse. De comment il ronfle. Du battement de son cœur. De la période de migration, de reproduction. Et là, il y a Isabelle, avec un léger sourire forcé, qui lui dit : « Philippe, tu sais, on s’en fout des crapauds ! »

Vient le temps de passer au café. Les hôtes sont d’une délicatesse indescriptible, pour nous faire plaisir, c’est le café arabica du Cameroun qui est à l’honneur. Ça se déguste avec des « c’est vraiment bon », etc. Il est bon, certes, mais pas excellent. Mais vraiment pas… Seul, dans notre espace d’invité, je suis ému. Toutes ces belles attentions me rappellent mon enfance à Bandjoun, en pays bamiléké, et surtout, à Mela…

Mela aimait énormément les crapauds. Ça frôlait parfois l’obsession, et ça sortait de l’ordinaire. On ne comprenait pas d’où cet intérêt provenait. Ça paraissait vraiment bizarre. Une jeune fille, dans son coin, qui observe longuement les crapauds. Si au moins cet amour était à l’endroit des lions ou éléphants, on aurait compris, mais non, il n’y en avait que pour les crapauds. Elle en avait plein dans le jardin de ses parents. Elle aimait les bichonner, les observer, les toucher, les porter, et me contait ce qu’elle imaginait qu’ils se disaient.

Ma grand-mère se demandait toujours ce qu’une fille en âge de se marier faisait avec un jeunot comme moi. J’étais tout-petit, et vraiment gros, avec l’acné juvénile, et tout ce que cela comporte. J’entrais en plein dans l’adolescence, et Mela en sortait. Elle était vraiment l’attraction du coin, tellement belle, lumineuse. Et courtisé à souhait. On aurait dit une déesse de l’eau, que l’on appelle en Afrique subsaharienne Mamiwata…

Elle m’aimait parce que je ne parlais pas beaucoup. Je pouvais l’écouter, toute la journée, sans bâiller, me raconter sa vie. Ce n’était pas l’envie qui me manquait. Je succombais juste à l’appât du gain, en quelque sorte. Elle savait me faire de bons cadeaux. Et notre deal fonctionnait bien. Et quand il m’arrivait d’ouvrir la bouche, c’était pour aller dans son sens. Avec moi, elle avait tout le temps raison, et c’était bien comme ça.

Les clubs services étaient à la mode, à cette époque-là, dans le royaume de Bandjoun, à l’ouest du Cameroun. Tout le monde ne pouvait pas se vanter d’être membre. C’était réservé aux élites, à la « crème » de la société. L’adhésion se faisait sur minutieuse sélection. Seuls les riches pouvaient se glorifier de voir leurs dossiers acceptés de manière quasi automatique. Les recalés, pour la plupart, traitaient les membres de sorciers, et propageaient cela de partout. Et les admis, dans leurs coins, n’hésitant pas à faire les beaux, disaient qu’il fallait déjà être riche, pour servir convenablement les pauvres. Quant aux aspirants, ils rêvaient, pour la majorité, d’adhérer pour que l’association fasse d’eux des milliardaires…

Mela n’était membre d’aucun club service, elle n’avait d’ailleurs jamais fait une demande d’adhésion, et n’était qu’une pauvre élève en classe de terminale au lycée de Yom. Un bon matin, comme ça, elle a décidé d’être aussi « élite ». Elle est allée au marché acheter les tissus, et s’est fait coudre la tenue d’un club respecté. Et les week-ends, elle mettait sa tenue et allait boire un pot en ville. Certains ne comprenaient pas comment elle avait fait pour réussir à être acceptée. Les gens du coin se sont mis à l’envier. Doucement, doucement, elle se nouait d’amitié avec des personnes influentes. Et un jour, elle s’est retrouvée à siéger pour de vrai avec les autres membres du club, sans qu’on ne sache qu’elle fût intruse, si on pouvait encore utiliser ce mot… Elle avait fait ses preuves, et prit des responsabilités. Elle a même été choisie par les membres du club, pour aller les représenter à un séminaire à Green Bay, dans le Wisconsin, aux États-Unis.

À son retour du pays de l’oncle Sam, elle a fait un grand nettoyage dans son cercle d’amis. Il ne restait plus que moi, j’en étais immensément reconnaissant, mais étais-je vraiment son ami ? Je ne sais pas si c’est ce genre de sentiment qui l’animait. Mais par contre, je suis absolument sûr et certain que j’étais amoureux, et que je l’aimais intensément, de tout mon cœur. Je pensais à elle, et je ressentais la fièvre monter. Au vu de l’écart de nos âges, nous n’aurions pas pu nous marier, mais dans ma tête nous étions mari et femme, et personne ne pouvait me dissuader du contraire. Encore plus depuis qu’elle avait goûté aux bonnes choses de l’Occident, et m’avait apporté de quoi titiller le palais.

Mela n’était plus la même. Elle avait obtenu son baccalauréat, conduisait une belle voiture, et sortait désormais avec un ministre de la République du Cameroun. Une personne de vraiment pas raffinée. Il était du style bourrin, et pas très intelligent. Son portefeuille gouvernemental faisait des miracles. Il pouvait dire une ânerie et Mela se mettrait quand même à rire. C’était ahurissant. Il disait aimer une femme alors qu’il était marié à une autre et avait des enfants. Pour moi, il était clair que c’était un menteur, et qu’il fallait le mettre à la porte. Je ne pouvais rien dire, rien faire de déplacé, pour défendre ma princesse, de peur de perdre la princesse. Que pouvait bien faire un rien, comme moi, face à un Tout-Puissant, comme lui ?

Mela s’est mise à travailler à Bafoussam, dans la ville voisine. Elle avait un poste important dans une sorte de coopérative agricole spécialisée dans le café arabica, et mise sur pied par l’État. Comme elle le disait elle-même, c’était plus pour aller boire le café, et lire les magazines, elle ne faisait pas grand-chose là-bas. On l’appelait madame la ministre, et ça boostait son ego.

Avant, on savait cultiver du très bon café, mais ça, c’était avant. Il y avait toute une culture ancestrale autour de l’arabica. Les cultivateurs n’en consommaient pas. On en utilisait lors des rites de veuvage, et dans la pharmacopée traditionnelle. C’était surtout une histoire de famille. Une histoire de secrets. Les paysans réservaient les plus belles places de montagnes pour ces cultures. Ce n’était pas qu’une question d’argent, il fallait montrer aux autres villageois qu’on n’était pas médiocres, chacun se donnait les moyens pour réussir à obtenir la bonne couleur, la belle senteur, pour ensuite en être fier…

Et puis, un jour, plusieurs années avant l’arrivée de Mela, au vu du succès de l’arabica du Cameroun, l’État, par l’intermédiaire d’un économiste qui se disait brillant, a décidé de réunir les paysans en coopérative, sans tenir compte du mode de fonctionnement des gens, ce n’était pas important pour lui. Il scandait des mots martiaux, sur le café, comme si les villageois en dépendaient. Résultat des courses, les foules ont claqué la porte à cette culture. Certains n’acceptant pas comment on leur parlait, et refusant de partager leurs secrets de famille. Et pour couronner le tout, la structure a été gangrenée par des détournements de fonds publics, de toute sorte, et le Cameroun a perdu son excellent arabica, et la renommée qui va avec !

Le jour où le ministre demanda la main de Mela, ce fut un cataclysme. Subitement, dans la famille, on découvrait que son prétendant était étranger. Mela pouvait donc faire l’amour à satiété avec ce monsieur, recevoir des cadeaux, une maison, conduire les voitures qu’il avait achetées pour elle, mais ne pouvait en aucun cas l’épouser. On le trouvait tous les défauts du monde. Le fait qu’il soit ministre n’avait plus la moindre importance. On ne voulait absolument pas qu’elle soit l’épouse d’un Beti, même si nous étions tous des Camerounais. Ce n’était pas une histoire du riche et du pauvre. Du beau et du laid. Ni du méchant et du gentil. Il s’agissait d’appartenance ethnique, et pour certains, ça décoiffait. C’était beaucoup plus sérieux. On parlait du devenir d’une famille. De la préservation du clan, de la souche…

Mokam, l’arrière-grand-mère de Mela, menaçait de se suicider. Elle qui côtoyait, bavardait et riait avec tout le monde. Il lui arrivait même de prêter de l’argent ou de faire des cadeaux à des gens. Mais quand il s’agissait de mariage, elle devenait tribaliste. On en était souvent choqués. On lui rappelait que nous étions au XXe siècle, et on lui parlait du petit Jésus. Pour elle, ça ne changeait rien. Il fallait épouser un bamiléké, et puis c’était tout. Sa colère s’expliquait, même si ça ne devait la dédouaner en rien. Elle avait connu la guerre de plus près, ces temps où il fallait se cacher dans la forêt, durant des mois, pour fuir les oppresseurs qui voulaient tuer des Bamilékés. Et elle savait le poids de ce genre de chose dans un couple. On avait beau lui dire qu’aujourd’hui, il y avait des lois, rien ne changeait. Elle se bloquait, complètement, et ce n’était pas une plaisanterie…

Un jour, j’ai osé dire à Mela de faire un enfant avec son amoureux pour que sa famille les laisse un peu en paix. Elle s’est mise à rire, alors que j’étais sérieux. Depuis la nuit des temps, les êtres humains se rencontrent et font des enfants ensemble, et de ce fait, rendent toute discrimination liée à l’appartenance ethnique ou à une couleur de peau, quelle qu’elle soit, absurde.

Comme une traînée de poudre, la nouvelle était arrivée jusqu’à Yaoundé, la capitale du Cameroun, et surtout dans les oreilles de Thérèse, la femme légitime du ministre. Celle-ci décidait de se rendre à Bafoussam. Une fois sur place, elle émettait le souhait de rencontrer Mela. Elle disait qu’elle était venue en paix, et voulait mieux connaître celle avec qui elle partagerait officiellement son mari. Ce n’était qu’un prétexte fallacieux. Nous étions naïfs, nous n’avions rien vu venir. Mela était vraiment en joie, ça se voyait, elle sortait en quelque sorte de la clandestinité. Et ça devait se fêter. Elle se proposait d’organiser la rencontre. Thérèse proposait mieux, quelque chose de tout simple. Elle demandait à Mela de venir la rejoindre dans son appart-hôtel. Mela s’exécutait le sourire aux lèvres…

L’horreur avait frappé à nos portes. J’étais à l’hôpital, au chevet de Mela, dans une chambre tellement crade, et glauque. Elle ne pouvait même plus parler, il y avait des bandages un peu partout sur son visage, et ses pieds étaient suspendus en l’air, par une sorte de support en bambou de raphia, datant du Moyen Âge. C’était vraiment effarant. Elle n’arrêtait pas de se tordre de douleur, et de hurler. On aurait dit qu’elle se faisait égorger. C’était macabre. On parlait d’une brûlure grave (3e degré). Une prophylaxie était rapidement mise sur pied, ainsi qu’un dossier pour une prompte évacuation sanitaire en France…

Comment a-t-on pu faire ça à un être humain ? Deux thèses se confrontaient. Du côté de la famille à Mela, on disait qu’elle était arrivée sur les lieux, avait sonné, et que Thérèse avait ouvert la porte, et renversée directement une marmite d’eau bouillante sur le visage de Mela. Qu’il n’y avait même pas eu d’échange de mots, juste cet acte criminel.

Du côté de Thérèse, c’était une autre histoire. Elle affirmait qu’elle avait une marmite d’eau bouillante sur le feu, parce qu’elle voulait se faire cuire des spaghettis qu’elle avait rapportés d’Italie. Qu’elle avait bien reçu Mela, et pendant qu’elle s’était absentée pour assouvir une envie pressante, Mela en avait profité pour entrer dans la cuisine et verser le contenu de la marmite sur son visage, sûrement pour se suicider, disait-elle. Thérèse criait au complot et menaçait de porter plainte.

La population n’était pas convaincue par les mots que blablatait Thérèse et souhaitait refaire son portrait. Par chance, la police était sur les lieux. Elle a été exfiltrée et amenée au commissariat. Ensuite, lorsque la tension est retombée, elle s’est fait escorter jusqu’à sa voiture et avait pu tranquillement rejoindre la ville de Yaoundé.

Deux jours après mon passage à l’hôpital, c’était la stupeur, suivie d’une consternation. Mela rendait l’âme. Nous n’avions même pas eu le temps de comprendre ce qui s’était passé qu’il fallait aussi faire avec la séparation, le deuil. Tout ça était si brusque. Il ne nous restait que les larmes, la désolation. C’était si injuste !

 

 


Michel Tagne Foko,
Chroniqueur, écrivain, éditeur.

Membre de la société des auteurs du Poitou-Charentes (FRANCE)

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